1689
Qui baigne ses mains dans le sang les lavera dans les larmes.
Les prisonniers étaient exténués. Il fallait les pousser, au risque de les voir s'effondrer à genoux. La peau tendre et faible de leurs pieds nus étaient écorchés par une terre qui ne les reconnaissait pas. Leurs grimaces de douleur se changèrent en masques de terreur lorsqu'ils virent les premières habitations, promesses de la fin de leur douloureux voyage... et probablement de leur vie. Les guerriers qui les accompagnaient accueillirent quant à eux cette vision avec la satisfaction et la fierté du soldat victorieux, pressant encore un peu plus le pas au grand déplaisir des suppliciés. Les cris de joie retentirent dans tout le village et Shenandoah sourit. Cela faisait presque deux semaines qu'ils étaient partis pour Ville-Marie, la cité des Français, pour capturer et punir leurs colons, pour les voir ensuite se rouler de peur dans leurs cathédrales de pierre en se chuchotant ce qui avait été fait aux leurs. Peu de pertes étaient à déplorer et ils avaient récupéré un cheptel acceptable de leurs hommes.
Cette fois, pas d'adoption possible par le clan. Aucun de ces hommes ne verraient la lumière du jour plus d'une semaine après cette arrivée. Les Mohawks avaient déclaré la guerre et les Français s'étaient par trop de fois montrés imprévisibles et indignes de confiance. Après avoir été montrés aux villageois restés sur place, ils furent menés dans la forêt. Shenandoah fut parmi ceux qui leur enduisirent le visage de pigments noirs avant de commencer à leur arracher les cheveux et la barbe. Leurs cris résonnèrent alors qu'ils furent dépouillés de leur corps petit à petit. Peut-être leur laisseraient-ils écrire leurs dernières lettres avant d'abandonner leurs cadavres rompus à la forêt et à ceux qui sauraient les retrouver. Les Iroquois avaient toujours su y faire. Shenandoah s'appliquait à sa tâche avec une violence qu'applaudissaient ses camarades. Il se chuchotait que l'esprit de son frère mort aux mains des colons quelques mois plus tôt l'aidait certainement à trouver la fureur nécessaire pour briser leurs doigts et broyer leur chair avec autant d'ardeur. Ces motivations honorables faisaient certes partie des raisons qui l'animaient, mais il devait s'avouer qu'il ne pouvait réprimer un sourire à la vue de la souffrance des étrangers qui grignotaient leurs terres et que la simple fierté de les avoir entre ses mains suffirait à attiser le feu de son âme.
Les prisonniers étaient différents les uns des autres et son peuple avait appris à accorder une mort rapide à ceux qui avaient subi sans parler ou crier. La plupart du temps, ceux qui étaient touchés par la grâce de leur Dieu étaient de ceux qui faisaient preuve d'assez d'abnégation et de courage pour mériter ce traitement. Cependant, l'être qui attirait l'attention du jeune guerrier ne semblait pas être de ceux-là. Le feu qui couvait dans ses yeux clairs confinait presque à la démence alors qu'il le regardait fixement en endurant les coups et la torture. L'inquiétude qu'il arrivait inconsciemment à instiller au jeune homme lui fit redoubler d'ardeur dans ses tentatives d'éteindre cette flamme étrange et angoissante. L'humanité du prisonnier semblait disparaître au fur et à mesure que sa chair était sectionnée, brûlée, écorchée. Mais ces yeux demeuraient, intenses et voilés à la fois. Il comptait les garder pour y voir la terreur et la résignation le jour où elles arriveraient mais elles tardaient bien trop : le guerrier finit par accepter sa mise à mort et devait attendre le lendemain pour en voir le dénouement, plusieurs de ses camarades souhaitant participer à la mort de l'âme courageuse.
Le sommeil ne vint pas bercer Shenandoah cette nuit-là. Il se tournait et se retournait sans le trouver, allongé auprès de sa famille. Il leva une main pour caresser les plumes du capteur de rêve qui veillait sur les enfants. Le regard du Français le hantait. Son esprit continuerait-il à le visiter la nuit et lui ferait-il perdre le sommeil, une fois qu'il serait libéré de sa chair ? Il pinça les lèvres puis se redressa. Il devait régler cette histoire par lui-même pour s'affranchir de ces pensées. Le jeune homme sortit à pas de loup de la maison longue pour rejoindre le camp où les captifs survivants étaient attachés en attendant le jour suivant qui cueillerait certaines de leurs âmes. Mais lorsqu'il atteint l'endroit où était attaché le Français, une ombre était déjà penchée sur le prisonnier. L'amérindien fut figé par la surprise et l'appréhension et plissa les yeux pour mieux discerner les contours de l'apparition. Une forme humaine, encapuchonnée... Peut-être un Français avait-il trouvé route jusqu'à leur campement ? Ses mains fébriles attrapèrent l'arme qu'il destinait au captif. Pour la lâcher aussitôt lorsque le visiteur nocturne leva les yeux vers lui, dévoilant son visage. Les cris lui manquèrent alors qu'il reculait instinctivement devant l'esprit du Mal, le monstre, la créature de la nuit qui était venu jusqu'à eux. La voix crissante s'éleva, en une langue qu'il reconnut être du Français, même si il n'en comprenait pas plus de quelques mots. Agressive. Les Français seraient-ils... ?
Il ne put bouger un muscle lorsque la créature fondit sur lui, dévoilant des dents inégales et effilées sous ses lèvres tordues en un sourire, lorsqu'il sentit une douce torpeur envahir ses sens lorsque la chose l'étreignit en même temps que le froid gagnait ses doigts, lorsqu'il sentit la douleur, enfin, lorsque sa chair se mit à fondre.
1776
Ce n'est pas la faute du miroir si les visages sont de travers.
Désormais, les colons s'appelaient les Américains.
Ce qui était décidé par les Anglais, les Français, les Néérlandais de jadis n'avait pas grande valeur du temps où ils plantaient leurs premières cabanes. Cependant, les hommes qui déclarèrent les colons définitivement séparés des Anglais l'avaient, ce pouvoir. Il vit sa nation comme bientôt toute les autres contrainte de céder leurs terres aux européens, la tête basse, les effectifs réduits à une peau de chagrin, déchirée, vaincue.
Il n'en concevait plus qu'une amertume lointaine.
Shenandoah s'était longtemps demandé ce qu'était devenu l'être qui l'avait métamorphosé. Shenandoah s'en était vite désolidarisé, animé alors par la haine éprouvée pour celui qui l'avait arraché à la vie pour en faire un mauvais esprit. L'amérindien était resté assez longtemps pour comprendre, sous le langage étranger que la créature s'obstinait à parler, que son arrogance et son irrespect lui avaient valu cette leçon. Qu'il avait torturé quasiment à mort l'un de ses serviteurs humains, sa « ghoule », avec une persistance qui tenait du plaisir plus que de l'acte de guerre d'après le témoignage qu'avait pu articuler ce serviteur avant d'être tué par le Nosfératu, plus par pitié que cruauté. Vu l'état du captif, Shenandoah pouvait comprendre. Cependant, de son point de vue, la créature n'était pas différente des autres colons : prompte à considérer les autres peuples par la lentille de son propre sens moral, qu'elle croit à toute épreuve. Il avait accepté les bases de ce que celui qui se nommait Pierre Couperin et qu'il n'appelait jamais que par sa nationalité voulait lui inculquer : les pouvoirs et limites qui étaient siennes maintenant qu'il était un enfant de la nuit, la politique des vampires d'Europe a laquelle il n'avait pas entendu grand chose malgré ses efforts pour apprendre le Français. Puis il s'en était allé. Ils ne s'étaient plus recroisés depuis quelques décennies. Shenandoah avait erré aux abords des camps Mohawks sans jamais se montrer, décourageant simplement anglais et français de s'approcher quand il le pouvait. Mais il n'avait pas pu indéfiniment.
Il avait été entraperçu assez longtemps pour susciter les mêmes émotions chez les colons que chez les natifs. Horreur, répulsion, haine.
Il n'appartenait plus à leur monde, qu'il le veuille ou non.
Le jeune vampire était passé par divers stades au cours de ces années : la colère, l'apathie, l’écœurement, la rage, le désespoir, l'envie d'en finir, pour en finir avec le plus triste sentiment de tous : la résignation. Il avait alors souhaité retrouver Couperin pour en finir avec son apprentissage.
Il l'avait retrouvé à New York City, son sang maudit s'étant répandu autour de lui comme une mauvaise récolte.
2014
Ce qui est passé a fui ; ce que tu espères est absent ; mais le présent est à toi.
Il apprendrait plus tard que le Sabbat avait abattu le Nosfératu qui interférait avec leurs affaires. Il avait rassemblé les papiers et les notes du vieux français qui avaient été assez bien cachées ou codées pour ne pas être détruites, en apprenant chaque jour un peu plus sur la ville qui avait hébergé le vampire. De fil en aiguille, il avait contacté le Prince et les rares autres vampires de la Camarilla pour s'identifier. De la méfiance compréhensible au vu des circonstances douteuses entourant son apparition et la mort de Couperin, il sut se rendre indispensable. Son apparence hideuse l'empêchait de parler aux êtres humains comme à de nombreux vampires ? Il en écouterait ce que les rats et les mouches pourraient en entendre. Il était seul ? Il se créerait de nouveaux fils de l'Ombre. La ville grandissait, devenait quasi inhumaine ? Il utiliserait la technologie pour pallier à ses manques. De l'arrivant n'y entendant pas grand chose aux coutumes occidentales et vampiriques, il sut, par son efficacité et sa loyauté à la cause de la Camarilla, gravir un à un les échelons qui le mèneraient à guider et représenter les Nosfératus ayant échoué ou ayant été créés sur le continent Américain.