1843-1853
Née en Acadie, région de la Louisiane, j'ai grandi à Oak Valley dans une grande plantation de coton, mon père m'a élevée avec amour mais ma mère a été stricte sur mon éducation. En fait, je préfère mon père, il est plus gentil avec moi. Sans doute parce que je suis sa seule fille et la petite dernière d'une fratrie de cinq enfants. Mère préfère mes frères, je ne comprend pas pourquoi. Je m'applique pourtant à lui faire plaisir, à exceller dans toutes les matières que m'enseigne mon percepteur.
Malgré tout, elle me rabroue en disant que j'ai trop d'imagination et que je suis une menteuse. Pourtant c'est vrai, j'ai vu des fées dans le jardin. Un jour, elle m'a battue sévèrement avec une règle parce qu'elle avait découvert des dessins de ces créatures magiques. Ne supportant pas que je parle de surnaturel, elle m'a punie. Mon père s'est sérieusement disputé avec elle, disant que ça me passerait et qu'elle n'avait pas à me punir aussi sévèrement.
Mes frères ne sont pas toujours là, surtout mes ainés, ils sont partis faire leurs études pour améliorer le rendement de la plantation, d'autres pour obtenir les compétences dans un métier qui fera leur fortune. Seul le plus jeune est à la maison, et encore, il est toujours en vadrouille avec ses copains ou à étudier.
Les seules personnes qui m'aiment et me consolent en dehors de mon père, c'est ma gouvernante Marie et les esclaves de la plantation. Mon père les traite bien mieux que la plupart des propriétaires bien que ma mère passe parfois ses colères sur ses servantes. J'ignore pourquoi, elles sont gentilles les filles noires qui travaillent à la maison. Marie m'emmène parfois en cachette voir une aînée de la plantation, une vieille esclave employée à la cuisine pour nourrir les travailleurs des champs. Elles connaissent mon don, elles prétendent que j'ai un accès au monde des esprits et gardent religieusement les dessins que je leur donne. C'est notre secret.
1853-1861
Je continue à voir en cachette mes amis noirs, et la vieille Annabelle, tel est le nom qui était sur l'acte de propriété lorsqu'elle fut vendue à mon grand-père. J'apprends des mystères de leurs rituels vaudou et essaie de comprendre pourquoi je vois des créatures fantastiques. Annabelle m'a avertie que personne ne comprendrait à part les descendants des africains et les caribéens. Mais pour ma sécurité, je ne devais rien dire car ils seraient tentés de me tuer pour me voler mon don.
Je me tais donc, je grandis et j'embellis, je deviens une femme. Mon talent en dessin évolue et se perfectionne. J'apprends à faire des dessins politiquement correct pour une jeune femme pour satisfaire mère. Mes vrais dessins, je les fais en cachette et Marie les cache pour moi. Certains sont offerts à Annabelle. Mère ne me violente plus mais ne m'aime toujours pas, elle m'aime moins qu'avant, je le ressens vraiment. Peut-être que me voir devenir femme lui rappelle que sa beauté se fane. Mon père est fier de moi, il m'offre de jolies toilettes, ce qui fait râler ma mère.
Le soir, je les entend se disputer, j'ai l'impression que c'est à cause de moi. Je sais que ça fait des années qu'ils font chambre à part, depuis ma petite enfance je crois. Il me semble que papa aime Gloria, la domestique qui s'occupe du ménage. J'ai vu des petits regards furtifs, en plus mère est plus dure avec elle qu'avec les autres serviteurs. Mais elle n'ose pas aller plus loin par peur des représailles de la part de mon père.
J'ai encore grandi, mon corps est devenu très féminin, je me sens toute drôle depuis que mon sang menstruel coule. D'ailleurs, Anabelle a organisé une petite célébration secrète pour fêter mon passage à l'âge adulte. Pour elle je suis une femme maintenant. Je me rends compte que les hommes me regardent et je commence à les remarquer. Je suis gênée par leurs regards, que veulent-ils ?
Il s'appelle Thomas, je l'ai rencontré il y a peu. C'est un nouvel esclave que père a acheté, il est spécial, cultivé, plus intelligent que les esclaves des champs. Il a appris à lire avec son ancien maître, il faisait la lecture pour celui-ci car sa vue avait baissé et il adorait lire les romans. Mais Thomas a dissimulé ses capacités par peur qu'on s'en prenne à lui. Les blancs n'aiment pas trop quand les esclaves se montrent plus intelligents qu'eux. Quand je parle de blancs, je pense aux pauvres sans culture ni éducation ou aux contremaitres.
On s'aime bien Thomas et moi, on se voit en cachette, il me raconte des poèmes, des histoires qu'il a lues. Thomas a une excellente mémoire et se souvient de chaque histoire qu'il a lue à son ancien maître jusqu'à la mort de celui-ci.
Mère m'annonce qu'elle a une nouvelle qui devrait me ravir, elle me sourit. Je suis étonnée, elle n'est jamais aussi agréable avec moi. Elle m'annonce que John Spencer, le fils d'un riche négociant, a demandé ma main et qu'elle a accepté. Mon père me regarde d'un air contrit et hoche la tête pour confirmer la nouvelle. Je suis sonnée, sous le choc, je ne l'ai jamais vu mais il a adoré ma photo et surtout le père s'associe avec mon père en échange d'une dot considérable pour qu'il renfloue la plantation.
Je comprend qu'on a des difficultés financières, mère me sacrifie pour son confort et mon père plie pour sauver son héritage qui deviendra le mien sur testament. Mon frère ainé me hait, son futur s'évanouit à cause de cet accord. Mère prétend que mes caprices ont coulé la fortune familiale et entraîné leur ruine. Ce qui est faux bien évidemment.
1861-1864
La guerre éclate, retardant les noces promises, les hommes partent à la guerre, les femmes, enfants et vieux restent. Les esclaves restent aussi, ils doivent continuer à faire tourner la plantation. Mon fiancé, qui a 13 ans de plus que moi, me visite lors de ses permissions. Il a été promu officier, sûrement grâce à la fortune de sa famille. Mon père est également officier grâce à son renom et au respect de ses riches amis.
Thomas est mon soutien, mon ami, mon amoureux et mon amant. On se voit en cachette, on s'étreint peau d'ébène contre peau d'ivoire, il s'abandonne en moi. Je rêve de donner naissance à un métis rien que pour faire rager mère et ruiner ses projets. Je me fiche de finir pauvre, tant que je suis avec Thomas. Et père mériterait sa déchéance, il m'a abandonnée à un homme que je n'aime pas pour de l'argent.
Thomas sait que je vois des choses, il n'est pas choqué, son grand-père était sorcier et lui avait conté des histoires sur ceux qui voient quand il était petit. Les traditions transmises oralement par les esclaves évoquent les mystères que je perçois. On en parle tout doucement, chuchotant lèvres contre lèvres, tandis qu'il me caresse le ventre, les seins, le cou. Nos sens s'embrasent et on recommence à faire l'amour. Je m'éclipse au milieu de la nuit pour rejoindre ma couche histoire que personne ne se doute de leur secret.
Mère nous surprend une nuit, elle me cherchait car John est rentré à l'improviste et me demandait d'urgence, une mauvaise nouvelle à annoncer. Furieuse, mère ordonne qu'on attache Thomas et me frappe au visage. Mon fiancé entre et constate la faute, il est furieux. Mère me crie dessus.
« Tu n'as pas honte ? Tes frères et ton père sont morts, ton fiancé a été libéré exceptionnellement pour avancer votre mariage pour nous mettre à l'abri et tu le trahis ainsi ? »
Je pleure, je supplie qu'ils épargnent Thomas. En vain. Ils le fouettent au sang, John l'émascule à vif totalement. Je hurle de désespoir en le voyant se vider inexorablement de son sang. Les esclaves sont mis en joue par les hommes de main de mère et n'osent pas intervenir.
John me frappe et me jette au sol, il écarte de force mes cuisses et me viole sous les yeux de Thomas. J'essaie de me débattre mais il est trop fort, il plaque mes mains au sol et continue à me pénétrer violemment. Mes larmes coulent et je regarde Thomas dans les yeux, je vois la vie qui s'éteint dans son regard et je voudrais tant le retenir. Il me fixe d'un air désespéré, défiguré par la souffrance, puis devient inexpressif, sa tête retombe contre son torse, un long filet de salive ensanglanté coulant jusqu'au sol de terre imbibé de son sang.
Les hommes de mains me passent dessus après John, je suis une poupée de chiffon, je ne réagis plus. Je me suis détachée de mon corps, ce n'est plus moi. Je vois une ombre dans la nuit, je vois quelque chose, mais je n'avais jamais vu ça avant. John me crache dessus et me dit qu'il m'épousera comme il l'a promis mais que je dormirai dans sa cave comme une chienne. Je ne réagis pas, je veux mourir, je crois que je perd la raison. Ils me laissent seule à terre, le corps perclus de douleur, ils ont interdit les esclaves de m'approcher sous peine de subir une punition terrible.
L'étreinte
Je tremble sous le choc, allongée au sol, la robe déchirée et remontée sur mon ventre, dévoilant impudiquement mes parties génitales blessées par les viols répétés. Du sang coule de mon nez et un hématome se forme sur ma pommette gauche. Je revois l'ombre que j'avais aperçu tout à l'heure, je me demande si c'est les esprits ou les fées qui viennent m'aider mais c'est une silhouette humaine qui s'approche de moi. C'est une femme étrangement pâle qui me fixe d'un air curieux, elle semble me renifler puis me saisit comme une poupée dans ses bras. Elle me caresse doucement en chantonnant tout bas, elle entend un bruit et brusquement elle m'emporte au loin dans la nuit sombre, laissant l'endroit désert.
Je perd connaissance lorsqu'elle m'emporte et me réveille dans une maison magnifique et étrangement déserte. Je regarde autour de moi et remarque la présence de deux personnes dans la pièce. Je me redresse sur la couche terrorisée mais ces personnes ne bougent pas. L'une d'elle allume une lampe pour mieux éclairer la pièce que l'unique bougie allumée peinait à illuminer. Je plisse les yeux et finit par m'habituer à cette lumière plus forte. J'ai mal partout, je me sens vide, je prend sur moi pour les regarder. C'est la même femme qui m'a approchée et un homme que je connais pas, tous les deux étrangement pâles mais au regard fiévreux qui me scrutent.
« Elle l'a, je te le jure, elle l'a ! »
Je fronce les sourcils, étonnée par ses propos.
« Qu'est-ce que j'ai ? »
Je perçois une forme qui bouge et tourne la tête. Une des fées que je vois souvent se tient dans la pièce et semble excitée.
« T'as raison, elle l'a. » lui répond l'homme.
La femme sourit et tape des mains tout en me regardant.
« Bienvenue ma fille ! »
« Pardon ? Que... »
Je n'ai pas eu le temps de finir, elle a dévoilé ses crocs et s'est jetée sur moi pour les planter dans ma gorge. Je hurle de frayeur à cette vision et tente de me dégager de son étreinte. Petit à petit mes mouvements se calment et je gémis. Je sens un immense plaisir m'envahir, je me sens bien, je n'ai plus envie de bouger, je ferme les yeux. L'instant d'après je sens un liquide poisseux couler sur mes lèvres, je me sens faible et dodeline de la tête pour éviter ce liquide.
« Bois ma fille, tu ira mieux. »
J'obéis et entrouvre mes lèvres pour sentir ce liquide glisser dans ma bouche, c'est un délicieux nectar, je me mets à boire avec ferveur et attrape la source qui est le poignet de cette femme. Je bois encore et encore. Elle finit par me repousser en grondant.
« Ça suffit comme ça ma petite ! »
Je soupire et soudain des douleurs horribles me déchirent le corps, je convulse et arque mon corps, j'ai peur.
« Ce n'est que ton corps qui meurt, laisse-toi aller. »
Je retombe inerte, plus un seul pouls, mon cœur est désespérément silencieux mais je suis toujours là. J'ouvre les yeux.
« T'as faim ? »
Je secoue lentement la tête pour confirmer.
« Sers-toi. »
J'entends un glapissement de terreur dans la pièce d'à côté. Je m'étais trompée, nous n'étions pas seuls.
Après l'étreinte
Les hommes pensent que je me suis enfuie et ont fait une battue pour me retrouver. En vain. Deux nuits plus tard, je reviens à la plantation en douce, je suis en pleine forme, resplendissante et étrangement pâle. Je me faufile par des chemins détournés dans l'immense demeure. Je traque l'odeur de mère et je sens la présence de mon fiancé.
Je marche sans bruit, vêtue d'une longue robe de nuit blanche, l'incarnation même du stéréotype des romans quand on y pense avec le recul. Je suis pieds nus et m'avance dans le couloir du premier étage. Je m'arrête devant une porte et regarde par la fente après avoir entendu glousser. Je découvre ma mère sur les genoux de mon fiancé en train de l'embrasser et de le câliner. L'hypocrite ! Elle qui devrait honorer la mémoire de son mari, déjà à l'oublier dans les bras de celui qui devait être son gendre. Ils se lèvent pour se coucher dans la pièce communicante, emportant la lampe à huile avec eux. J'entends les bruissements des vêtements qui tombent à terre et je vois la lumière qui s'éteint. Le lit se met à grincer.
J'entre sans bruit et me dirige vers les gémissements de plaisir et les soupirs. Je m'approche du lit et attend qu'ils se rendent compte de ma présence, je suis près de la fenêtre, éclairée par la lune naissante. Mère pousse un cri de frayeur et remonte les draps sur son corps nu tandis que John se rejette en arrière et me regarde l'air étonné.
« Bonsoir mon amour. » murmure-je.
* * * * * *
J'essuie le sang qui coule de ma bouche sur ma robe largement tâchée de vitae. La maison brûle et les esclaves se tiennent debout devant celle-ci. Les hommes de main sont ligotés dans cette maison en train de hurler de souffrance. C'est un des esclaves que j'ai libéré qui y a mis le feu à ma demande.
La vieille Annabelle s'approche de moi, soutenue par Marie. Elle me regarde puis s'incline en guise de respect.
« Ton secret disparaîtra dans ma tombe mon enfant. Tiens, c'est tout ce que j'ai pu sauver. Prend soin de toi. »
Je prend ce qui s'avère être un pendentif en bois sculpté que Thomas portait toujours sous sa chemise. J'embrasse cet objet, j'entends Thomas qui me parle. Son âme s'est glissée dedans, il a voulu a tout prix rester près de moi. J'étouffe un sanglot de joie et secoue lentement la tête tout en serrant l'objet dans ma main. Je finis par le glisser au creux de mes seins et noue solidement le cordon dans mon cou. Je serre les mains d'Annabelle et l'embrasse doucement sur la joue, je fais de même avec ma nounou.
Marie pleure mais ne dit mot. Elles ont compris que c'est la dernière fois qu'on se voit, elles savent qui je suis et ce que j'ai fais mais me protègent. J'ai veillé sur elles de loin, elle sont mortes depuis longtemps mais c'était elles mes vraies mères humaines. Ma sire est comme une seconde mère un peu spéciale. Elle a aimé la folie dans laquelle j'ai plongé mère et John avec mes tortures avant de les laisser mourir dans l'incendie.
Depuis 1864
Nous avons quitté la région et réussi à nous faufiler à travers cette guerre civile qui fait encore rage une année de plus dans ce pays qui allait changer. La guerre nous apporte beaucoup de proies, ce qui a facilité mon éducation et l'enseignement d'Isabelle De Lancret. Elle stimule ma folie et m'incite à continuer les arts, le dessin et la peinture. Elle est fascinée par mes créations reflétant l'invisible que je perçois.Vous connaissez sûrement quelques unes de mes œuvres, je les ai signées de différents noms. Elles sont souvent dérangeantes.
Je vais à Londres puis à Paris, je retourne en Amérique où je fais le tour du Mexique pour finir aux États-Unis. Je finis à New York où j’apprends l'art du tatouage auprès du meilleur tatoueur humain. Il est impressionné et ignore ma vraie nature. Le grand défi pour moi a été de prendre sur moi à la vue et à l'odeur du sang qui coule pendant que je pratique mon art corporel.
Les fées m'ont offert un don, un cadeau selon elles : la marque de l'esprit. Celui-ci me permet d'encrer durablement les chairs mortes, si le caïnite souhaite l'enlever, il faut qu'il revienne vers moi pour que j'ôte la marque de l'esprit. C'est ainsi que j'ai pu parer mon corps de différents tatouages qui me plaisent et qui signifient quelque chose à mes yeux.
Pour me distraire, je fréquente l’Élysée de chaque ville où j'ai vécu, m'amusant à faire ou défaire les réputations et les statuts des caïnites. Surtout de les rendre fous avec mes farces que j'affine au fil du temps. Une belle et bonne farce demande de l'entraînement, croyez-moi, j'ai pas mal pratiqué quand j'en avais un peu de temps.
Maintenant, je suis toujours tatoueuse à New York, j'ai ma propre boutique avec deux humains qui y bossent également, j'ai changé mon apparence depuis mon étreinte, je me rapproche de ma véritable essence. Je ne prend que sur rendez-vous et pour des pièces sérieuses, ceux qui recherchent mon talent sont ceux qui aiment les dessins oniriques, fantastiques ou effrayants. Je ne tatoue pas la fée clochette sur la cheville d'une humaine lambda qui veut juste frimer auprès de ses copines ou allumer les mecs avec un simple petit tatouage aguicheur sur son nichon ou ses fesses représentant la marque de patte d'un chat. Mes dessins, c'est de l'art véritable et les connaisseurs du milieu fermé du tatouage le savent.
Les caïnites recourent parfois à mes talents pour « marquer » les corps, que ce soit un symbole signifiant leur disgrâce ou un dessin prouvant leur gloire. Mais la plupart sont frileux. Les plus audacieux demandent à ce que mon œuvre s'anime sur leur peau. C'est plus rare que je fasse ça car comment l'expliquer aux humains sans briser la mascarade ?